Le racisme c’est quoi et à quoi ça sert?

Pour les racistes, les hommes se divisent en plusieurs races qui se manifestent à travers des caractères psycho-physiques spécifiques, vus comme les deux visages d’une même identité : ils en sont la forme (corps) et la substance (esprit), spéculaires entre eux. Les caractères physiques sont retenus comme des manifestations nécessaires et conséquences d’une certaine âme, d’une psyché donnée qui, à son tour, peut s’exprimer et se représenter seulement par le biais de certaines caractéristiques somatiques : le corps apparaît comme le miroir de l’âme et vice versa. Un autre élément qui donne un sens et une continuité, c’est-à-dire une identité et une histoire à la race, est la conviction que les caractères raciaux se transmettent au fil du temps de père en fils, à travers les générations, par un processus qui donne vie à la formation présumée d’une « race ».

Considérons en synthèse les différentes questions, à partir de celle initiale : une première considération évidente est qu’aucun groupe humain présente les mêmes caractéristiques, ni en ce qui concerne la psyché, le caractère, le “style” ou l’âme en d’autres termes [1], ni du point de vue physique. Tout au plus nous avons quelques caractères plus récurrents que d’autres dans la structure corporelle (taille, couleur de la peau et des yeux, etc) sans considérer que si nous voulions définir l’ “âme” ou la “psyché” de la race présumée lapone ou de la tout autant présumée race italienne, nous tomberions dans l’idéologie, à savoir dans des constructions arbitraires et discutables, dans des théories tout à fait subjectives ou dans des mythes, c’est-à-dire dans des constructions finalisées à former des modèles de référence subjectifs et émotionnellement attrayants, en mesure de se présenter comme un modèle et de motiver l’action, en rentrant justement dans la catégorie de la pensée mythique et/ou idéologique.

A travers les analyses des racistes eux-mêmes on peut nier l’autre affirmation communément acceptée, celle de la correspondance entre le corps et la psyché. En réalité, au XVIIIème siècle l’idée de race servit à classer des éléments du monde physique et naturel comme les plantes et les animaux. Ce fut seulement au cours du XIXème siècle que de tels critères furent utilisés de façon impropre pour définir les caractéristiques des races humaines présumées, à partir des aspects physiques comme la couleur de la peau, la mesure du crâne, la couleur des cheveux voire mêmes chacune des parties du visage, comme le nez, les lèvres, les sourcils.

Un lien abusif et indissoluble fut alors établi entre les traits physiques et des éléments comme la psyché, le caractère, de surcroît en les universalisant, comme s’ils étaient le patrimoine d’un continent, en parlant par exemple d’africains et d’asiatiques, de race blanche et de race noire, etc.

Toutefois pour les racistes la donnée principale, celle qui aurait défini toute race présumée, n’était pas d’ordre spirituel, culturel, à savoir celui plus proprement humain, mais de type physique et la donnée culturelle (le style de vie) était tirée de celle biologique (la corporéité), dans une logique de type déterministe. De pseudo-scientifiques experts de pseudo-sciences comme la phrénologie et la physiognomonique, soutenaient de pouvoir définir le caractère, la psyché, les idéaux et les malheurs d’un individu sur la base des traits de son visage et de la mesure du crâne, en distinguant le crâne dolichocéphale (allongé) du brachycéphale (court). Des variantes tout autant arbitraires étaient également élaborées, comme l’angle facial de Peter Camper, selon lequel les différences d’angle (plus ou moins droit, plus ou moins aigu) mesuré de la ligne droite partant des lèves pour arriver tout droit jusqu’au front, aurait révélé les mystères de l’âme humaine : un beau crâne dolichocéphale d’un homme blanc, aux cheveux blonds et aux yeux bleus pouvait en soi être considéré comme un indice d’appartenance à une bonne race.

La donnée présentée comme une preuve évidente de l’existence des races, aurait été celle qui postulait l’existence de trois races : la blanche, la noire, la jaune. Toutefois ce classement non plus n’est pas le reflet de la réalité, pas seulement parce que les Orientaux – en particulier les chinois et les japonais – ne sont pas jaunes mais ont la peau blanche, mais aussi car il existe de nombreuses nuances et variante d’homme blanc et africain, sans tenir compte de peuples comme les Indiens et les indigènes d’Amérique qui ne peuvent être reconduits à aucune des trois « races » établies. En dernière instance, cependant, la seule « race » reconnue comme telle, au sens de valeur, a été la race blanche tandis que la race « jaune » et la noire en particulier, ont toujours été considérées comme deux races subalternes.

Ceci explique aussi pourquoi le racisme, au moins dans des formes initiales et pas totalement déclarées, s’est développé sur le plan historique pour tenter de justifier le colonialisme et la traite des esclaves, le fait de réduire des hommes qui vivaient en toute liberté dans leurs territoires ancestraux à la condition de colons exploités et dominés, voir même à des êtres humains dépossédés de leurs droits sur leur propre vie, sur leur propre destin, arrachés à leurs terres et asservis.

Ce problème se pose à l’âge moderne, au début du XVIème siècle dans les ‘disputaziones’, à savoir les discussions qui eurent lieu parmi les colonisateurs espagnols sur le sort à réserver aux indiens, à partir de la définition de leur propre nature, de la valeur de leur personne. Il faudra attendre 1537 et l’encyclique du pape Paul III, la plus haute autorité du christianisme, intitulée Sublimis Deus, pour réaffirmer de façon péremptoire que les autochtones d’Amérique du Sud étaient de « veri homines » (vrais hommes).

L’une des mères du racisme fut la traite des êtres humains, réduits en esclavage, transportés de l’Afrique pour satisfaire les demandes de main d’oeuvre servile, une « marchandise » acquise gratuitement car pillée dans les territoires d’origine, dans le cœur de l’Afrique. La tentative de justifier cette pratique ignoble produisit des élaborations racistes, en cherchant d’expliquer l’exploitation de millions d’hommes et de femmes avec l’argument selon lequel au bout du compte ils n’étaient pas des êtres humains au sens plein, du terme, mais des esclaves : non par accident mais par nature, en reprenant une thèse aristotélicienne célèbre et contradictoire.

En d’autres termes, et là nous sommes au cœur de la question raciale, toute théorie, toute doctrine, tout mythe de la race recèle et renvoie à une tentative de justifier la domination d’un peuple sur d’autres peuples, en partant de la considération de base selon laquelle diverses races existent, reflet d’un ordre hiérarchique fondé sur la valeur, qui s’exprime à de nombreux niveaux – de la puissance physique à l’esthétique – et qui légitime le gouvernement/la domination des meilleurs sur les moins dotés, qui seraient aussi les moins civilisés, les moins « beaux », les moins capables…

Le cœur, le noyau dur de toute théorie raciste est précisément celui-ci : il existe des races différentes, ordonnées de façon hiérarchique, celles qui représentent et incarnent le mieux l’idéal humain – pour ses traits physiques et la culture – ayant un droit naturel à ordonner le monde en fonction de leurs valeurs supérieures, de leur culture supérieure, de leur capacité opérationnelle, administrative, technologique et, en dernier lieu et pas des moindres, « militaire » et destructrice.

C’est à partir de ces présupposés que l’on légitime, ou du moins on prétend le faire, la domination d’un ou de plusieurs peuples sur d’autres, le colonialisme, l’esclavage, la ségrégation raciale.

Si nous considérions le racisme en dehors de toute logique de puissance et de domination à laquelle il est relié, nous en aurions une vision tout à fait erronée qui ne serait d’aucune aide pour comprendre le phénomène historique ayant caractérisé avec des conséquences dramatiques la politique de l’Europe au XIXème et XXème siècle, en particulier cette forme de racisme qu’est l’antisémitisme, un phénomène qui a produit plusieurs millions de morts en quelques années au cœur de l’Europe si civilisée.

Extrait de « Arméniens-Aryens. La législation raciste en Allemagne (1935), en Italie (1938) et la communauté arménienne ».

Classicisme pourpre : les Phéniciens aux origines de la civilisation européenne

Le monde classique, si avec ce terme nous tenons compte du monde de la culture, de la recherche, des arts, de l’exploration, de la science, etc, de tout ce que communément nous considérons comme étant à la base de la civilisation, ne peut pas se réduire à l’Occident. Non seulement parce que certaines réalités comme la Grèce, avec lesquelles il a souvent été identifié, ont été la synthèse de cultures diverses, mais également parce que les contributions à la civilisation souvent fondamentales dans divers domaines ont été plusieurs fois ignorées ou retirées de l’histoire de la culture européenne. En d’autres termes, “le ‘monde classique’, célébré aujourd’hui encore comme source de la majeure partie de la civilisation occidentale, n’a jamais été une réalisation exclusivement gréco-romaine, mais est au contraire le résultat d’une série bien plus complexe de rapports entre de nombreux peuples et des cultures différentes”.


Phoenician temple of Baalbek

Un cas paradigmatique fut celui des Phéniciens, un peuple qui pendant presque mille ans fut l’un des protagonistes de l’histoire de la Méditerranée dans divers domaines. Grands navigateurs, commerçants, explorateurs, inventeurs et colonisateurs, pour eux la mer fut un élément unificateur dans leur vie et leur histoire. Leur terre d’origine, la Phénicie, correspond en grande partie au Liban d’aujourd’hui et à une petite partie de la Syrie (du Golfe d’Alexandrette à la bande de Gaza), où de façon similaire au modèle grec il existait une structure politique formée de “Villes Etat” libres et autogouvernées, liées entre elles par des rapports religieux et des accords fédératifs.

Les villes les plus célèbres furent Tyr, Sidon, Tripoli et Byblos : elles promurent le mouvement de colonisation qui a concerné une bonne partie de la Méditerranée, la côte occidentale de l’Afrique jusqu’à Gibraltar, ainsi que la côte de l’Espagne méridionale et de grandes îles comme Chypre, la Sicile et la Sardaigne occidentales. Les phéniciens furent aussi des colonisateurs des côtes atlantiques du Maroc et de l’Espagne, surtout grâce à l’expansionnisme carthaginois.

Selon la tradition, la première colonie de Tyr fut Cadix, la Gadir phénicienne-carthaginoise, la Gadès des Romains. Cette colonie sur la mer, comme toutes les colonies des Phéniciens, date du XIIème siècle : à Gadir on célébrait les préparatifs pour la campagne en Italie de Hannibal, à Gadir l’extrême Occident phénicien et du monde se concentra sur la dernière résistance des Carthaginois en Espagne.

La colonie la plus célèbre de l’Occident phénicien fut la “Ville Nouvelle”, Qart Hadasht, dame des mers comme la ville mère de Tyr, dont Ezéchiel a dit que : “Au milieu des mers se trouve ta domination”. Carthage, qui à la veille de la troisième guerre punique Polybe (XVIII,35,9) définit “la plus riche au monde” et que Appien insère parmi les puissances mondiales, à la seconde et troisième place après Rome, est la seule colonie phénicienne dont le mythe de la fondation nous a été transmis par le biais du poème de Virgile, l’Enéide.

Comme dans le contexte colonial grec, à son tour Carthage a promu la fondation d’autres colonies et après la chute de Tyr en 573 avant JC, devint le point de référence et la protectrice de l’hémisphère phénicien méditerranéen.

Presque tous les spécialistes des phéniciens concordent sur l’absence d’une auto documentation de la part des Phéniciens dans leur histoire. Les informations à notre connaissance relatives aux Phéniciens arrivent grâce à leurs rivaux : juifs, grecs et romains, outre le fait que souvent de telles nouvelles sont liées à des moments de conflictualité dans les domaines économique et militaire.

Homère nous présente les Phéniciens comme des commerçants et des pirates et les Phéniciens furent les concurrents les plus actifs des Grecs dans le commerce méditerranéen. De même les marins et officiers phéniciens constituèrent l’épine dorsale de la flotte impériale perse qui a combattu contre les grecs dans le détroit de l’Artémision, à Salamine et à Eurymédon.

Le commerce est l’activité à laquelle reconduisent de nombreuses caractéristiques spécifiques des Phéniciens. Selon Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, VII, 199) ce furent les carthaginois à inventer le commerce, mais les activités commerciales des Phéniciens en Méditerranée et sur les côtes atlantiques remontent à quelques siècles antérieurs à la fondation de Carthage, que les sources antiques dataient comme contemporaine à Rome ou un peu plus ancienne encore.

Le nom même qu’ils donnèrent aux Phéniciens fait référence à une activité de production et commercialisation d’habits et de tissus de pourpre, une marchandise rare, précieuse, recherchée et présente dans les cours et les sociétés aristocratiques de la Méditerranée. Les Phéniciens, tout juste les “Pourpres”, ceux qui produisent et commercialisent des produits manufacturés de pourpre, une couleur rouge extraite d’un pigment d’origine organique dérivant d’un mollusque appartenant à la famille des muricidés.

Les phéniciens furent les précurseurs de la libre entreprise commerciale et déjà à l’époque d’Homère les marchands-navigateurs Phéniciens agissaient en toute autonomie, en faisant référence à une série de contacts, de marchés et de colonies, dont beaucoup avaient été construits par eux-mêmes, dans un espace géographique qui allait de l’Anatolie à l’Atlantique et qui traversait toute la Méditerranée.

Les Phéniciens transportaient et commerçaient des marchandises qu’ils produisaient eux-mêmes et celles qu’ils trouvaient dans les magasins qu’ils fréquentaient, dans les îles de l’Europe du Nord riches en métaux, comme l’étain, le cuivre et l’argent, jusqu’à la côte atlantique de l’Afrique d’où ils exploitaient de l’ivoire, de l’or et des animaux exotiques.

Mais rares sont les produits que les Phéniciens n’achetaient pas, ne transportaient pas, ne vendaient pas et n’échangeaient pas : du verre au vin, de la poterie à l’huile, et de façon particulière du sel et du thon, dont on a tant parlé, pour la seule Sardaigne, en plus du riche commerce des céréales, ainsi que la “Route des métaux”, la “Route du sel” et celle du thon, en tenant compte du fait que de nombreuses madragues étaient reliées à des colonies phéniciennes.

Dans une série d’épaves de bateaux phéniciens, nombre desquelles proches des côtes italiennes, des cargaisons “mixtes” de matériaux – surtout des amphores et des céramiques – des provenances les plus diverses, en particulier grecque et étrusque, ont été retrouvées.

L’élément naturel des Phéniciens était la mer et sur eux l’on pourrait dire ce qu’Appien réfère au sujet des Carthaginois, en les définissant des thalassophiles, “ceux qui vivent sur la mer”. Les vraies habitations des Phéniciens sont les bateaux, d’une longueur d’un peu plus de dix mètres, jusqu’aux trières, et à ceux pouvant transporter des centaines de tonnes de marchandises. Avec leurs bateaux les Phéniciens naviguaient, exploraient, commerçaient et combattaient. Chacune de ces activités renvoyait à une maîtrise extraordinaire de celle que les Grecs appelaient la techne nautike, la technique nautique ou l’art de la navigation. Le même combat en mer, entre trières, s’effectuait essentiellement à travers deux manœuvres : de pénétration (diekplous) et de contournement (periplous) des embarcations ennemies, avec deux manoeuvres qui demandaient un parfait entraînement de rameurs et de marins, qui étaient finalisées à éperonner (avec le rostre, du latin rostrum) et à faire couler à pic le bateau ennemi.

La trirème était de fait une torpille de superficie qui arrivait à une vitesse soutenue sur le flanc du bateau ennemi, l’éperonnait et le faisait couler. L’arme létale était la trirème en soi, sa vitesse, sa force de frappe et de pénétration garantie par l’habileté des rameurs et des marins.

Nombreux de spécialistes considèrent que les Phéniciens ont été les premiers constructeurs de trirèmes, même si Thucydide soutient que les premiers à construire des trirèmes en Grèce ont été les Corinthiens.

Dans tous les cas, il est prouvé que les bateaux phéniciens et puniques furent un modèle d’ingénierie nautique, à tel point que – comme le raconte Polybe, I,20,59, dans certains passages se référant à deux célèbres épisodes de la première guerre punique, quand les Romains réussirent à capturer deux quinquérèmes carthaginoises, ils les utilisèrent comme modèles de référence pour construire leur propre flotte. Appien réfère un épisode de la troisième guerre punique dont il ne parvient pas à donner une explication convaincante. Il s’agit de la sortie improviste d’une flottille de 50 bateaux en ordre de bataille du port militaire de Carthage.

Une équipe qui, aux yeux de ces mêmes Romains, sembla se matérialiser en sortant du néant, vu que jusqu’à quelques semaines auparavant les arsenaux militaires étaient presque vides, car le traité de 201 avant JC avait limité à 10 le nombre de navires de guerre la flotte militaire carthaginoise. L’explication de cet épisode, documenté par des preuves archéologiques évidentes, est liée à la capacité des carthaginois de prédisposer des navires de guerre préfabriqués, qui étaient rapidement assemblées et en mesure de naviguer.

L’habileté des Phéniciens à naviguer ne dépendit pas seulement de l’excellence des embarcations qu’ils furent en mesure de construire, mais essentiellement de l’expertise avec laquelle ils surent les conduire dans les mers du monde alors connu. “Les Phéniciens furent les premiers à utiliser l’observation des étoiles dans la navigation”, observe Pline tandis que Strabon (XVI, 23) réfère, admiratif, de l’habileté des navigateurs Phéniciens, en particulier les marins de Sidon qui, selon lui, unirent la pratique de la navigation nocturne à l’étude de l’astronomie et des calculs mathématiques. Les principales étoiles de référence étaient la Grande Ourse et la Petite Ourse, des étoiles qui « ne se baignent » presque jamais dans l’Océan, comme nous le lisons dans Homère et Virgile, c’est-à-dire qu’elles étaient toujours visibles, à toute latitude. En particulier pour les Phéniciens, Fidissima Nautis, une guide très fiable était la Petite Ourse, comme le rappelle Silio Italico, à tel point que cette étoile était appelée aussi Phoinike, “étoile phénicienne”.

La connaissance de l’élément marin, l’habileté de constructeurs nautiques, l’expertise de la navigation avec l’aide des calculs mathématiques et de l’astronomie qui rendait possible la navigation nocturne et le parcours de trajets n’étant pas pratiqués par d’autres. Elle permit aux phéniciens toute une série de performances extraordinaires, comme le périple de l’Afrique, dont Hérodote nous a laissé un compte-rendu fascinant et la navigation dans les mers froides de l’Europe du Nord, pratiquement méconnues des marins comme les Grecs et les Etrusques. Toute une documentation est à notre disposition pour témoigner des entreprises des marins Phéniciens aux ordres du Pharaon Nékao II (609-504 avant JC), comme de celles d’Imilcon et d’Hannon.

Il ne s’agit pas seulement d’un savoir “pratique”, de connaissances dérivant d’une expérience séculaire; Strabon rappelle que les Grecs apprirent des Phéniciens l’astronomie et les mathématiques, que ces derniers développèrent et appliquèrent dans leurs voyages, en particulier dans la navigation nocturne, en établissant un lien entre l’observation, la recherche, l’application et la vérification des résultats pour réévaluer successivement la même donnée théorique qui est à la base de la recherche moderne.

A juste titre il a été argumenté que “rien n’arrêtait les Phéniciens”, ni les distances souvent extrêmes, ni les conditions de la mer, ni l’hostilité des populations rencontrées. Imilcon fut le premier amiral qui, à notre connaissance a effectué une reconnaissance sur les côtes atlantiques de l’Europe, probablement sur mandat du Sénat carthaginois, pour établir les routes commerciales avec les îles Cassitérides, au Sud de l’Angleterre, dans des régions riches de métaux.

Les Phéniciens ne furent pas des inventeurs et des innovateurs seulement dans le secteur de la navigation et du commerce. Des auteurs comme Hérodote (V, 85), Diodore de Sicile (V, 74, 1) et Pline dans l’Histoire Naturelle (V, 13, 67) reconnaissent que l’alphabet fut une invention des Phéniciens : une invention qui révolutionna l’histoire de l’humanité, dans le contexte méditerranéen et dans le monde car elle permit le passage de l’écriture cunéiforme composée d’environ 600 signes, réservée à une élite qui l’apprenait à travers un parcours d’enseignement long et complexe, à une écriture de 22 consonnes, donc facile à comprendre : « Ce fut une invention qui permit à une composante très vaste de la population d’avoir accès à l’écriture, donc à la connaissance et consentit à plusieurs témoins d’écrire l’histoire ».

Plusieurs siècles après, l’écriture s’unit au papier, une invention d’origine chinoise successivement réélaborée par les arabes. La représentation simplifiée de la connaissance, rendue accessible à tous par le biais de l’alphabet, aura à sa disposition un instrument de conservation formidable : le papier, qui fut aussi un élément extraordinaire de diffusion des résultats de la connaissance humaine.

La représentation, la conservation et la diffusion de la langue, c’est-à-dire la connaissance et de la réflexion humaine, sont les conditions préalables essentielles pour qu’une culture et une civilisation puissent se développer, avoir conscience et mémoire de soi. L’histoire nous montre que de telles conditions préalables ont été rendues possibles par trois peuples qui sont communément considérés comme des anti-occidentaux par excellence : Phéniciens, Chinois et Arabes.

Si les Phéniciens peuvent se considérer les artisans d’une civilisation de la mer et dans un certain sens de la parole écrite, ils peuvent aussi se considérer, au moins dans la version punique, comme une civilisation de la terre.

Pour faire comprendre aux membres du Sénat romain le danger représenté par Carthage, bien que vaincue à deux reprises, Caton le Censeur porta au Sénat un panier de figues et fit observer aux sénateurs qu’elles avaient été cueillies à Carthage trois jours auparavant. Le sens de cette anecdote est clair : Carthage était proche, Carthage était prospère et dangereuse. Le Sénat romain comprit le message et, en se servant d’un prétexte, entreprit la troisième guerre contre Carthage, qui se conclut par sa destruction. Après la première guerre punique et la perte de la Sicile occidentale, qui fut suivie peu après par la perte de la Sardaigne suite à un coup de main des Romains, qui avec un prétexte prirent possession de l’île, Carthage se reconstruit dans l’Espagne méridionale un arrière-pays continental fonctionnel à ses propres intérêts économiques et commerciaux. Dans un tel contexte surgit le prétexte pour faire éclater le second conflit entre Rome et Carthage. La guerre se conclut par la bataille de Zama et la réduction territoriale et stratégique de Carthage, qui porta à la perte de toutes les colonies puniques en Méditerranée et sur les côtes atlantiques et à pouvoir compter que sur l’hinterland africain. Encore une fois Carthage a su redéfinir son développement économique, en développant l’agriculture en territoire africain, obtenant des résultats extraordinaires à plusieurs égards. Diodore de Sicile nous a laissé une description fort suggestive des amples étendues cultivées autour de Carthage, plus similaires à des jardins qu’à des champs, et le Sénat romain fut tellement marqué par l’agriculture carthaginoise qu’il fit traduire en latin les 28 volumes de l’ouvrage de Magon sur l’agronomie.

Des voix très influentes dans le monde grec et latin reconnurent les valeurs des Phéniciens d’Orient et d’Occident. Aristote considère le système politique carthaginois comme similaire à celui de Sparte et Cicéron attribue la domination carthaginoise, qui a duré pendant 600 ans, aux principes politiques appliqués par la ville.

La contribution des Phéniciens ne se limita pas à la technique nautique, aux inventions, aux explorations et à l’organisation du commerce à l’échelle transméditerranéenne et intercontinentale, mais toucha un domaine, celui du droit, dans lequel les Grecs et les Romains s’étaient toujours considérés comme les dépositaires. Michael Sommer écrivit que : “La parole grecque poinikazein est documentée sur le plan épigraphique. Le terme signifie plus ou moins ‘élaborer un statut juridique’. La parole poinikistas désignait en revanche un expert qui avait comme mandat public la rédaction de la loi. Si une langue est digne de foi, aux origines de la Polis et de leur tradition juridique on trouvait les Phéniciens”.

L’histoire millénaire des Phéniciens montre entre autre à tel point la catégorie de l’ “Occident” est peu utile pour expliquer les événements historiques dans le contexte antique comme contemporain. Les Phéniciens furent présents dans toute la Méditerranée et si leur terre d’origine se trouve en Orient, ils furent les seuls à coloniser les côtes atlantiques de l’Espagne et de l’Afrique septentrionale et la campagne militaire d’Hannibal contre Rome fut présentée, de la part des romains, comme celle d’un ennemi qui venait “des dernières plages du monde, du détroit de l’océan et des colonnes d’Hercule”. En revanche, du côté punique, comme l’entreprise d’un chef qui venait de l’Occident “pour effacer le nom de Rome et libérer le monde”.

Egalement grâce aux observations faites jusqu’ici, nous pouvons concorder avec Micheal Sommer que “l’optique classiciste à l’égard de l’antique civilisation méditerranéenne apparaît scientifiquement dépassée et s’expose de surcroît au soupçon d’eurocentrisme” aussi bien parce que le monde grec et romain furent fortement influencés par d’autres contextes culturels, que ce soit aussi grâce au rôle autonome et au conditionnement de réalités comme celle représentée par les Phéniciens, qui pendant des siècles furent des protagonistes de premier plan dans des domaines tels la navigation, l’exploration, l’astronomie, le commerce, etc en donnant une contribution significative au développement de ces disciplines. En même temps “le paradigme d’un monde méditerranéen divisé entre Orient et Occident” apparaît comme inadéquat, également grâce à des réalités comme celle à peine décrite : “Les Phéniciens eux-mêmes prouvèrent qu’il était temps de remplacer un tel paradigme par de nouveaux modèles conceptuels plus fortement orientés sur l’imbrication multipolaire des relations et sur les acteurs individuels ”.

 Extrait de « The Myth of western civilization. The west as an ideological category and political myth », NYC Nova publishers science, 2021.

 

Les nombreuses religions chrétiennes de l’Occident

A partir de l’Edit de Constantin qui légitime le Christianisme comme “religio licita”, à savoir comme religion reconnue et admise dans l’Empire, qui fut suivi avec Théodose par l’élection du Christianisme comme religion de l’Empire, le Christianisme assuma le rôle de religion de l’Europe et l’Europe de continent chrétien par excellence. Cette même histoire, d’abord de l’Europe puis – grâce à son primat politique, militaire et économique – du monde est établie comme début puis faite coïncidée avec l’histoire du Christianisme : la naissance de Christ représente une coupure dramatique sur la ligne du temps, marquant un avant et un après Jésus Christ. D’ailleurs, la chronologie universellement reconnue est celle établie sur la base de la naissance du Christ. Aujourd’hui nous nous trouvons au XXIème Siècle justement en référence à l’événement qui a donné un nouveau sens au temps : la naissance de Jésus Christ.

Le Christianisme, en l’espace de quelques siècles devint non seulement la religion, mais la culture de l’Europe, influençant et conditionnant tous les domaines de la vie, aussi bien publique que privée, et l’histoire de l’Europe devient celle de ses “siècles chrétiens”.

En réalité l’identification entre l’Europe, ou entre celle qui a été définie l’Euro-Amérique, à savoir l’Occident libéral-démocratique, et le Christianisme, est fort problématique, bien que l’Europe et les Etats-Unis soient, au moins formellement, deux continents chrétiens. En réalité, il serait plus correct de dire qu’en Europe, aux Etats-Unis et dans d’autres réalités occidentales comme le Canada et l’Australie, au fil du temps diverses formes de Christianisme se sont affirmées, qui ont souvent cohabité de façon conflictuelle, en arrivant à se combattre même violemment, jusqu’à l’excommunication réciproque.

Les conflits à l’intérieur de la communauté des fidèles à Jésus Christ sont nés au lendemain de la mort du Maître et ont concerné de nombreux aspects : du choix des interlocuteurs auxquels adresser la “bonne nouvelle” chrétienne, la doctrine, à savoir les éléments sur lesquels fonder la foi, les rites liturgiques, l’organisation de la communauté des croyants, et les hiérarchies à établir en son sein, qui auraient conditionné et orienté également la doctrine et la discipline du “peuple de Dieu” et de ses guides, c’est-à-dire du clergé dans ses divers ordres et degrés.

Au Rijksmuseum d’Amsterdam il y a une estampe datant de 1560 qui représente l’”arbre des hérésies” : un arbre qui plonge ses racines dans Satan et porte sur ses branches, comme s’il s’agissait de fruits, plus de 120 inscriptions évoquant autant d’hérésies. A la base de l’estampe, sur les deux côtés, sont reproduits deux passages d’Irénée et Augustin d’Hippone contre Simon Mago, considéré le proto-hérétique par excellence et l’ancêtre de tous les hérétiques. Au sommet de l’arbre, le visage d’un homme avec un turban turc est représenté sur la dernière branche de droite, avec la formule “Mahométisme dans l’Orient et le Sud”, tandis que sur la dernière branche de gauche il y a l’effigie d’un homme avec une tiare et l’écrit “Papisme en Occident et au Nord”.

Albero delle eresie, Rijk Museum, Amsterdam

Il n’est pas surprenant que la Hollande calviniste, en conflit avec Philippe II d’Espagne, champion du catholicisme plus intransigeant, fut hostile au pape de Rome, guide de tous les catholiques. Sans doute ce qui est surprenant est que le pape de Rome soit mis sur le même plan que Mahomet, le prophète de l’Islam, et que ce dernier soit représenté comme un hérétique.

Si c’est le cas, alors l’Islam devrait être vu comme une hérésie chrétienne, selon une opinion diffusée en Europe pendant tout le Moyen-Age et au-delà encore. Par conséquent, si on voulait considérer le Christianisme dans ses diverses articulations et courants doctrinaires, orthodoxes et hétérodoxes, comme la religion de l’Occident, alors nous devrions y inclure l’Islam aussi. Même la perspective d’un “choc de civilisations”, comme le présente Samuel Huntington, entre Christianisme et Islam, serait redéfini comme un choc interne au Christianisme, comme j’essaierai de le démontrer plus loin.

D’autre part, une brève reconsidération du sens que l’hérétique et l’hérésie prendront dans le christianisme primitif, par des approches herméneutiques et évaluatives, puis adoptés jusqu’à l’ère moderne, nous permettra de mettre en évidence à quel point le lien entre l’Occident et le Christianisme apparaît très problématique, à peine plus qu’une audacieuse exemplification.

La notion même de christianisme, à différents niveaux, est très problématique, à tel point qu’en matière théologique, doctrinale, liturgique et ecclésiale il serait plus juste de parler de phénomènes multiples de ce que nous définissons la religion chrétienne. Il s’agit d’événements qui, au cours de deux millénaires, ont souvent été considérés comme alternatifs et incompatibles. Pour ces raisons il serait plus juste de parler du christianisme comme d’un mouvement articulé et différencié, à décliner au pluriel et non au singulier : « Christianismes » et non pas « Christianisme ».

Mes considérations pourraient générer une réplique, d’un point de vue chrétien traditionnel et orthodoxe, de ce type : “Le chrétien, tout chrétien, se reconnaît en Jésus-Christ, dans sa mission salvatrice, dans son enseignement rassemblé dans les quatre évangiles canoniques et dans la mission des apôtres”.

En réalité, les premières disputes importantes et dramatiques, qui engagent la communauté chrétienne dans les premiers siècles de sa vie et qui aboutissent au Concile de Nicée en 325, concernent le problème christologique par excellence, celui de la nature de Jésus-Christ, à commencer par la définition de ses relations avec le « Père », avec Dieu.

Le concile de Nicée, premier concile œcuménique du christianisme, auquel participèrent environ 300 évêques venant principalement des régions orientales, s’est tenu dans le palais impérial, en présence de l’empereur Constantin, qui l’a promu et en a influencé les résultats doctrinaux en s’exprimant en faveur de la thèse de la consubstantialité entre Père et Fils, différenciant les adeptes d’Arius qui croyaient que Père et Fils étaient deux êtres distincts

Le Concile de Nicée a réitéré que « le Fils n’est pas seulement ‘semblable’ (hómoios), mais identique (tautón) » au Père et cette thèse a été entérinée et ratifiée par Constantin lui-même, « de sorte qu’il n’était pas licite pour les gouverneurs de provinces de s’abstenir d’adhérer aux résolutions prises ».

Dans la Vie de Constantin d’Eusebius, évêque de Césarée proche des doctrines aryennes, on lit que Constantin considérait les décisions conciliaires comme des expressions de la volonté divine (III, XX) et l’hérésie comme une forme « de révolte et d’insubordination » (III ,LX), interdisant les réunions des hérétiques, même en privé, et s’empara de leurs sièges (III, LXV), interdisant également la diffusion des livres des hérétiques et « ceux qui continuaient à suivre les pratiques perverses qui avaient été interdites furent arrêtés » (III, LXV-LXVI).

Les décisions du concile étaient influencées et sanctionnées par l’autorité de l’empereur et la peine ecclésiastique d’excommunication, c’est-à-dire la destitution des dissidents, pouvait entraîner l’exil de l’excommunié par l’État et, dans le cas où l’excommunié était un évêque, à la perte du siège épiscopal. Ces lourdes répercussions firent qu’au Concile de Nicée les opposants à la thèse de l’identité de substance entre Père et Fils, adoptée par Constantin, furent réduits à deux évêques seulement.

La doctrine juste, par conséquent, à partir du Concile de Nicée, sera considérée non seulement comme la doctrine la plus répandue, celle partagée par la majorité du clergé, et ce n’est pas un hasard si l’Église catholique romaine s’appelait la « Grande Église », qui indiquait aussi la doctrine partagée et protégée par le pouvoir politique.

Les contrastes et les divisions au sein de la communauté chrétienne des premiers siècles, dont certains ont duré jusqu’à la modernité, ont été générés par les raisons les plus diverses, non seulement doctrinales, relatives au calendrier liturgique ou à l’organisation de l’Église. Une question qui a soulevé des tensions et des conflits était celle de l’attitude à adopter envers les lapsi, ou « tombés » dans l’apostasie qui ont demandé de réintégrer l’église, comme cela s’est produit après l’édit de l’empereur Dèce et les persécutions qui en ont résulté.

Dans l’église, à côté de l’attitude indulgente de certains évêques comme Cyprien, il y a eu des réactions rigoristes comme celle de Novatien contre la réadmission des lapsi, positions qui ont conduit au schisme.

Les raisons de majeurs contrastes au sein des communautés chrétiennes, qui sont devenues des constantes et qui ont caractérisé leurs événements historiques, étaient liées à des questions doctrinales et théologiques. De tels problèmes ne concernaient pas seulement la figure de Jésus-Christ, son message et la première organisation de l’Église, mais s’étendaient à des questions importantes et originelles, à la base de la matrice juive du christianisme lui-même. Je me réfère, par exemple, à des questions telles que celles de la nature de Dieu et de la création, la vie après la mort et la résurrection de la chair, pour n’en nommer que quelques-unes, toutes soulevées par ce mouvement complexe connu sous le nom de gnosticisme. […]

Les doctrines considérées comme hérétiques à côté de celles proclamées orthodoxes par la Grande Église – c’est-à-dire l’Église apostolique romaine – et les schismes – c’est-à-dire la séparation d’avec cette dernière au nom de la « bonne doctrine », c’est-à-dire l’orthodoxie – caractérisent toute l’histoire du Christianisme, qui à aucune époque n’a été un phénomène unitaire. Si l’on voulait parler des racines chrétiennes de l’Europe, il faudrait se référer à des « racines » très différentes et souvent incompatibles entre elles.

Depuis les origines du Christianisme, le dépassement de l’alternative entre orthodoxie et hérésie, entre les doctrines de la Grande Église et celles des théologiens et des communautés considérées comme hétérodoxes et schismatiques, ne s’est presque jamais produit par la confrontation dialectique et la clarification doctrinale. La prédominance d’une option sur une autre, de l’orthodoxie sur l’hétérodoxie, s’est presque toujours produite au niveau des relations de pouvoir et la position doctrinale gagnante a toujours été identifiée à l’orthodoxie et presque toujours au pouvoir. Cela s’est également produit lorsque, dans d’autres contextes géographiques, la même position doctrinale était considérée comme hérétique et schismatique, comme cela s’est vérifié en Europe lors des conflits entre catholiques et protestants et pendant les guerres de religion.

Néanmoins, il existe des critères pour revendiquer l’appartenance à l’orthodoxie, c’est-à-dire à la « bonne doctrine », et pour discriminer d’autres doctrines. Le premier critère essentiel, revendiqué de fait par toutes les Églises chrétiennes, est l’appartenance à la tradition.

La tradition est la transmission de la « bonne nouvelle » prêchée par Jésus-Christ et considérée, en même temps, comme la parole de Dieu. Mais celle-ci ne peut être transmise qu’à travers les représentants légitimes et porteurs de la parole divine : les prophètes, Jésus-Christ et les apôtres.

Irénée de Lyon, à la fin du IIe siècle, introduit l’expression dans le lexique doctrinal chrétien apostolikè paradosis, c’est-à-dire la « tradition des apôtres », pour signifier que la véritable et unique Église est née des apôtres et se perpétue à travers les évêques qui sont les successeurs des apôtres et qui continuent leur mission. Tertullien reprend, développe et codifie la notion de tradition, qui peut se résumer sous la forme : “ea regula… quam ecclesia ab apostolis, apostoli a Christo, Christus a Deo tradidit”.

La tradition atteste de la bonne transmission du message originel qui est ainsi préservé intact et non altéré. Les apôtres sont les gardiens du message du Christ : à travers les Évangiles, ils le canonisent et à travers leurs évêques successeurs, ils le transmettent et le perpétuent. Grâce à la transmission correcte de la parole divine et grâce à une chaîne de ministres et de leurs successeurs, la véritable Église catholique, universelle et apostolique, est établie, fondée par les apôtres du Christ. La vraie doctrine et l’église légitime sont les plus anciennes et dans l’église apostolique romaine la tradition de l’enseignement et du sacerdoce sont certaines, constantes et certifiées. Au contraire, les doctrines hérétiques sont considérées comme récentes et d’origine incertaine et comme complètement arbitraire la transmission de la doctrine à travers des églises non légitimées pour transmettre la parole de Dieu et pour représenter la communauté des fidèles.

Extrait de « The Myth of western civilization. The West as an ideological category and political myth », NYC, Nova Publishers, 2021.

 

La science arabe et l’Europe moderne

Une nouvelle chronologie a commencé avec le christianisme, c’est-à-dire une nouvelle histoire, une nouvelle vision de l’homme et de la vie et de nouvelles perspectives existentielles qui avaient le message évangélique au centre, selon la représentation donnée par l’Église catholique romaine ; une réalité dont l’existence était justifiée sur la base d’une interprétation douteuse d’une phrase attribuée à Jésus-Christ.

Au cours des longs siècles de cet « âge des ténèbres » qu’on a appelé le Moyen Âge et qui va conventionnellement de la chute de l’Empire romain d’Occident (476 après JC) à la découverte de l’Amérique (1492), la culture « païenne » dans les différentes disciplines a disparu des bibliothèques, des écoles, de la mémoire de l’homme européen, surtout durant le haut Moyen Âge.

Une revitalisation de la culture grecque, dans ses multiples manifestations, ne se produira qu’avec la Renaissance, terme qui indique une nette rupture avec le Moyen Âge et une référence à la tradition grecque et romaine dans tous les domaines de la spéculation et de la vie.

Mais la Renaissance n’est pas sortie de nulle part et n’a pas créé la méthode scientifique moderne et une approche « classique » et humaniste de la vie humaine à partir de rien : « Il serait plus approprié de parler de « renaissance » d’une tradition académique perdue depuis longtemps en Europe : cela a été possible – et en bonne partie – grâce à la découverte des textes grecs et arabes et de leur traduction latine, tout comme les savants musulmans, plus tôt, avaient découvert ces œuvres de la Grèce antique dont les traces avaient été perdues. La conquête de l’Espagne s’est avérée particulièrement importante, permettant aux scientifiques de la Renaissance d’accéder à la richesse des bibliothèques dans des villes comme Tolède, Cordoue et Grenade”.

Le premier regain fondamental d’intérêt pour le monde grec, la culture et la science a eu lieu dans le contexte arabe, dans l’empire abbasside, grâce à ce phénomène complexe promu par Al-Mansur, le deuxième calife abbasside et constructeur de la ville de Bagdad, connu comme « le mouvement de traduction du grec vers l’arabe ».

En réalité, les langues impliquées dans ce grand mouvement qui a débuté au milieu du IXe siècle et a duré au moins 200 ans, n’étaient pas seulement le grec et l’arabe, dans un double sens. Certains textes grecs avaient d’abord été traduits dans d’autres langues comme le syriaque et de celles-ci en arabe. D’autres textes provenaient de différents contextes géographiques et culturels comme l’Inde connue pour ses études d’algèbre et d’astronomie et la Perse qui dans de nombreux domaines avait une ancienne tradition d’études et de recherches, promue par les rois achéménides puis par les Parthes et les Sassanides.

Astrolabio Arabo

Dans l’empire sassanide il y avait différentes versions d’une légende selon laquelle Alexandre le Grand, après avoir conquis l’empire perse de Darius III Codoman, aurait d’abord fait traduire les textes de la sagesse persane en grec, puis les auraient faits détruire : “Alexandre, le roi des Grecs, a quitté une ville des byzantins appelée Macédoine pour envahir la Perse […]. Il fit faire des copies de tout ce qui se trouvait dans les archives des trésors de Persépolis et les traduisit en byzantin et en copte. Quand il eut fini de copier toutes les choses dont il avait besoin parmi ces matériaux, il brûla ce qui était écrit en perse”. Par conséquent, les traductions du grec vers l’arabe ont été présentées en Perse abbasside comme un renouveau de la pensée persane dont les Grecs s’étaient appropriés.

Dans le grand mouvement de la traduction, les langues concernées étaient nombreuses : le sanskrit, le pahlavi (moyen persan), le syriaque, l’arménien et bien sûr le grec et l’arabe. Bon nombre des livres traduits en arabe sont le résultat de traductions de textes trouvés dans une zone géographique allant de la Grèce à la Chine, de l’Égypte à l’Afghanistan. Un rôle essentiel dans le mouvement de la traduction a été joué par les textes en grec, qui traitaient d’un très large éventail de disciplines.

Le mouvement de traduction promu par les premiers califes abbassides a revitalisé l’hellénisme dans ses nombreuses manifestations, en reproposant ses élaborations dans un contenu historique et culturel différent. Chaque traduction est une interprétation, une élaboration et une réécriture dans laquelle l’interprète non seulement propose une nouvelle forme mais ouvre de nouvelles perspectives herméneutiques. Chaque traduction n’est pas seulement une répétition du texte mais aussi un dépassement et elle est en quelque sorte le résultat de la rencontre de deux réalités et de deux personnalités cachées dans le texte original et dans celui traduit. Le mouvement de traduction du grec vers l’arabe avait son centre à Bagdad d’al-Maʾmūn dans ce qu’on appelle la bayat al-hikma, « la maison de la sagesse », un lieu qui a probablement existé, synonyme de bibliothèque, de recherche et de traduction, qui, cependant, s’est manifesté dans de nombreuses réalités distinctes à travers la capitale abbasside, à tel point qu’Al-Khalili suggère qu' »il serait plus approprié de parler de tout Bagdad comme de Medinat al-Hikma (la « Cité de la Sagesse ») ».

Ce mouvement a eu d’une certaine manière une continuation et un développement « avec la conquête de l’Espagne musulmane par les chrétiens qui a permis à l’Europe d’accéder à la richesse du savoir produit dans le monde islamique. Là où Bagdad avait été le centre du mouvement florissant de traduction du grec vers l’arabe, des villes comme Tolède sont devenues les centres de traduction de grands textes arabes en latin”.

Grâce au travail d’interprètes, tels que ceux de l’Escuela de traductores de Tolède, en Europe, il fut possible d’accéder non seulement aux textes du monde grec, mais aussi aux traductions arabes de matériaux d’une grande partie du monde civilisé, c’est-à-dire de tout l’Orient.

La renaissance des sciences et des humanités en Europe dans les derniers siècles de « l’âge des ténèbres », connu sous le nom de Moyen Âge, renaissance qui était la prémisse de la Renaissance tardive, est due à l’apport fondamental des civilisations grecque et « orientale » : de Perse, de Mésopotamie, de l’Inde, des Juifs, de l’Egypte, de la Chine et, bien sûr, du monde arabe.

Ce n’est pas à tort que Dimitri Gutas a soutenu que « l’étude des écrits grecs après la période classique peut difficilement se poursuivre sans leur témoignage en arabe, qui dans ce contexte devient la deuxième langue classique, bien avant le latin”. Langue arabe qui, détail non secondaire, fut dans le monde la langue de la science pendant 700 ans.

Le mouvement de traduction a été promu non seulement par les souverains abbassides, mais aussi par des individus et des mécènes notamment de la capitale abbasside. Pendant deux siècles il impliqua des centaines et des centaines de traducteurs, et avec eux des milliers de personnes qui ont travaillé à la découverte, au transport et à la transcription des livres, à leur diffusion, leur catalogage et leur conservation.

Ce fut un mouvement multiethnique et trans-religieux, auquel participèrent des intellectuels arabes, persans, égyptiens, arméniens, indiens, mésopotamiens et des personnes des religions les plus diverses, en particulier des musulmans, des mazdéens, des hindous, des chrétiens d’orientations différentes et des juifs. Il est important de souligner que « l’attitude du monde arabe cultivé envers la pensée grecque à l’époque des traductions fut active et non passive », comme l’a écrit Cristina d’Ancône. Il ne s’agissait pas d’une simple réception et reformulation de la pensée grecque mais d’une réinterprétation plus d’une fois « évolutive », en ce sens que les mêmes œuvres ont été retraduites deux ou plusieurs fois parce que la croissance des connaissances que les traductions ont favorisé dans de nombreux domaines, a contribué à l’amélioration de la compréhension même des textes et à la capacité de les interpréter et de les reproposer en arabe, rendant les premières des traductions obsolètes.

Ce fut un exemple extraordinaire de recherche libre et de comparaison entre de multiples orientations et perspectives, dans de nombreuses disciplines du savoir, tant dans les domaines humaniste que scientifique : “Sous le règne d’Al-Mamun, quelque chose de nouveau se produisit dans le monde universitaire. Le fait d’avoir réuni pour la première fois les traditions scientifiques du monde entier a permis aux chercheurs de Bagdad d’avoir une vision de la réalité d’une ampleur sans précédent. Par exemple, les différences entre les traductions des textes astronomiques persans, indiens et grecs […] impliquaient que tout le monde ne pouvait pas avoir raison en même temps”.

Ce mouvement de rencontre et d’échange culturel, même s’il est né à Bagdad sous l’impulsion d’Al-Mamun – selon la tradition après avoir rêvé d’Aristote qui l’a poussé à redécouvrir et à diffuser la pensée grecque – était présent de manière différente dans les lieux de rencontre entre le monde arabe et chrétien, en Sicile, en Espagne et où les Vénitiens étaient actifs.

Le mouvement de traduction, qui fut en fait le renouveau et l’actualisation de la civilisation grecque, dépassa les divisions stériles entre culture humaniste et culture scientifique, entre sciences humaines et sciences naturelles et proposa une vision intégrale et compréhensive de l’homme et de la science.

Les Arabes dans un domaine plus strictement scientifique ne se sont pas limités à traduire les textes grecs, mais ont également reconsidéré le discours sur la nature et le but de la science : “L’héritage que la civilisation arabo-musulmane a reçu de l’Antiquité grecque comprend donc un corpus scientifique important, mais aussi le discours sur la science que tiennent les philosophes […] Cette composante épistémologique, reprise par les savants arabes, a largement forgé leurs comportements. Les peuples les plus ‘grecs’ dans leur attitude intellectuelle, après les Grecs, ont été ceux de l’empire musulman”.

En 1068, à Tolède, Saïd al-Andalusi écrivit la première histoire des sciences que nous connaissons (Kitāb Tabaqāt al ‘Umam) dans laquelle les peuples sont classés selon leur contribution au développement de l’humanité. Des Grecs, il écrivit que « les philosophes grecs sont les hommes les plus éminents pour leur rang, les plus grands savants pour le zèle dont ils ont fait preuve dans les diverses branches de la connaissance : dans les sciences mathématiques, logiques, physiques et métaphysiques, ainsi que dans les sciences politiques qui traitent de la famille et de la société ». En résumé, si l’on voulait établir une ligne de continuité entre la pensée classique – développée en Grèce depuis près de 1000 ans, dans les domaines humaniste et scientifique et en partie transmise au monde romain – et la modernité, on ne pourrait manquer de considérer le rôle joué par le monde arabo-islamique dans ce processus.

Par « monde arabe », nous n’entendons pas une appartenance ethnique mais une appartenance politico-culturelle essentiellement favorisée par l’usage de la langue arabe qui, à partir d’Abd al Malik (685-705), est devenue la langue utilisée au niveau administratif dans l’empire et qui était aussi la langue de la culture : de San’a à Saragosse de Samarcande à Marrakech.

Les Arabes n’étaient pas trivialement des collectionneurs/traducteurs/transmetteurs de la pensée humaniste et scientifique grecque, une activité qui s’est déroulée principalement aux VIIIe et IXe siècles de notre ère, dans ce que l’on appelle « l’ère de la traduction ». Si le « mythe fondateur » veut que les traductions aient commencé après qu’Al Mamum ait vu Aristote en rêve et qu’il ait discuté avec lui de la nature du bien, nous savons qu’Al Mansur, l’arrière-grand-père d’Al Mamum avait déjà promu une traduction organique d’écrits provenant d’autres cultures : surtout de Grèce, d’Inde, de Perse et de Mésopotamie. Mais les premiers contacts avec le monde grec remontent à l’époque de l’islam primitif et des califes omeyyades.

Après la mort du Prophète (632), par les quatre califes « bien guidés » et les premiers califes omeyyades, l’islam s’est propagé sur trois continents, de l’Afghanistan aux Pyrénées. Dans certains contextes géographiques comme l’Egypte, la Mésopotamie, l’Asie Mineure et la Perse même, des foyers scientifiques d’expression grecque, syriaque ou persane étaient encore présents, dans des villes comme Alexandrie, Gundishapur, Antioche, Nisibe, Harran, où la médecine galénique et des textes tels comme les Éléments d’Euclide, de l’astronomie, de la physique, mais aussi de la philosophie et de la grammaire grecques étaient connus.

D’autres facteurs contribuèrent à la promotion de la recherche et à la diffusion des connaissances : par exemple la diffusion dans le monde arabe d’institutions éducatives de différents niveaux, jusqu’à celles que l’on peut considérer les premières universités de l’histoire. Même s’il n’y avait pas d’uniformité dans les programmes d’enseignement et si les matières religieuses occupaient une place importante, surtout dans les premiers niveaux, les institutions scolaires jouaient un rôle important.

 Un autre moteur du développement scientifique fut l’appropriation – grâce aux artisans chinois – et le développement des techniques de production du papier qui a été sans aucun doute “un élément d’accélération de la circulation de l’information” et qui en l’espace d’un siècle – de la fin du IXème au XXème – remplaça presque totalement le papyrus et le parchemin. Au Xème siècle, grâce à un nouveau type d’institution appelée Dâr al-‘Ilm (Maisons de la sagesse), gérée avec un système appelé ‘Waaf’, les bibliothèques sont devenues accessibles à tous les lecteurs et grâce à l’utilisation du papier le travail des copistes devint plus facile. Les savants arabes des disciplines les plus diverses n’étaient pas des « transmetteurs » de connaissances, presque un élément étranger entre l’Europe de l’hellénisme et celle de la Renaissance, mais ils étaient à la fois des chercheurs, des innovateurs et des précurseurs ainsi que des « transmetteurs », c’est-à-dire des enseignants et des maîtres, selon le processus typique de la science qu’Al Ghazali résume ainsi: « Au commencement de la science se trouve le silence ; puis l’écoute attentive, après l’enregistrement, puis le savoir et enfin la retransmission du savoir ».

Dans le domaine plus strictement scientifique, l’apport des Arabes est fondamental : la chimie est née dans le monde islamique médiéval et les Arabes sont à l’origine de l’invention de l’algèbre comme discipline distincte de l’arithmétique et de la géométrie. Vers la seconde moitié du IXème siècle à Bagdad eurent lieu les premières études systématiques d’ophtalmologie et sans la contribution des astronomes arabes, en particulier d’al-Tusi et de l’Ecole de Maragha, il a été écrit que Copernic « aurait pu facilement suivre la tradition paternelle dans le commerce du cuivre, auquel il doit son nom ».

Pour tout musulman, « la plus noble des sciences est la connaissance de Dieu » et, comme l’écrit Al Ghazali, la science religieuse qui conduit à la santé de l’âme est à préférer à la science médicale qui conduit à la santé éphémère du corps. Néanmoins, l’une des principales caractéristiques de Dieu est d’être créateur et « Seigneur des mondes » et la principale preuve de l’existence de Dieu découle de l’existence du monde, qui, en tant qu’artefact, est inconcevable sans l’artisan. C’est pourquoi Ibn Rushd (Averroès) commence « Le traité décisif sur l’accord de la religion avec la philosophie » précisément avec cet argument, soutenant la légalité de la philosophie qui « n’est rien d’autre que spéculation sur les êtres existants, et réflexion sur comment, à travers la considération engendrée, il est possible de démontrer leur créateur ». Pour cette raison, il soutient que la recherche philosophique et théologique doit conduire aux mêmes résultats et si cela ne se produit pas, c’est-à-dire « si une conclusion atteinte par la démonstration contraste avec le sens apparent des Écritures, c’est ce sens apparent qui nécessite une interprétation allégorique, selon – bien sûr – les règles de l’exégèse linguistique arabe”.

La position d’Averroès ne s’identifie pas automatiquement à l’orthodoxie islamique, mais le fait que l’univers est une création divine et la manifestation de sa volonté est un « dogme » réaffirmé dans le Coran et communément partagé. Connaître le monde, c’est connaître l’une des manifestations de Dieu et de manière plus ou moins directe Dieu et sa volonté.

En résumé, si l’on voulait encore faire usage de catégories ambiguës comme celles de « culture classique », en signifiant par cette formule une série d’acquisitions fondamentales pour le développement de la civilisation européenne et constitutives du soi-disant « monde occidental », il nous faudrait revoir certains clichés. Ce que nous appelons la « culture classique » est en réalité le résultat des interactions et des élaborations de multiples peuples au cours des siècles, notamment dans les domaines scientifiques et technologiques. La thèse récurrente que l’on retrouve de Platon à Hegel, selon laquelle les Grecs ont retravaillé de manière originale les connaissances qu’ils ont reçues d’autres peuples, tels que les Égyptiens et les Chaldéens, est valable dans tous les contextes dans lesquels ont lieu la recherche, l’enseignement, l’échange et la comparaison.

C’est un exemple tout au long de notre Moyen Âge grâce au grand développement de la science, de la technologie, de la spéculation philosophique et logique dans l’empire musulman. A partir du VIIIème siècle, les philosophes, historiens, astronomes, chimistes, médecins, mathématiciens, ingénieurs, architectes, physiciens et logiciens du monde arabe ne se sont pas limités à recueillir les résultats des recherches produites dans divers domaines dans le monde grec, persan, indien, égyptien, chinois et chaldéen. Ils ont étudié ces différents matériaux, les ont comparés, les ont retravaillés et sont allés plus loin.

A l’aube de la modernité, après 700 ans d’études et de recherches produites dans le contexte musulman, les résultats obtenus ont permis de définir un ensemble d’acquisitions beaucoup plus vastes et complexes que celles auxquelles les Arabes se sont confrontés dans les premiers siècles de leur histoire.

Extrait de « The Myth of western civilization. The west as an ideological category and political myth », NYC Nova publishers science, 2021.

 

La démocratie occidentale est-elle compatible avec le christianisme?

Le christianisme est compatible avec tout pouvoir, pourvu que celui-ci reconnaisse sinon la primauté de la religion, du moins la loi religieuse. Sa valeur n’est pas considérée comme relative et valable pour une communauté spécifique, mais absolue et universelle dans la mesure où Dieu est la vérité elle-même.

La question, posée en ces termes – mais je ne vois pas en quels autres pourrait-elle l’être – la relation entre christianisme/catholicisme et démocratie semblerait très problématique. Partant de la considération banale que le pouvoir basé sur Dieu (théocratie) est différent du pouvoir basé sur le peuple (démocratie). D’autant plus si l’on considère le peuple comme un sujet qui a un pouvoir absolu, c’est-à-dire qui ne reconnaît rien ni personne au-dessus de lui-même.

La même loi, en démocratie, pour être valable, c’est-à-dire avoir une valeur reconnue, doit être formulée non pas dans la reconnaissance et le respect de principes supérieurs, mais conformément aux principes constitutionnels et/ou à l’ordre que le peuple souverain se sont donnés. En démocratie, le premier principe de référence n’est pas la voluntas dei, mais l’utilitas populi.

Le christianisme est compatible avec toute forme de gouvernement, qu’il soit monarchique, aristocratique ou populaire, lorsque le gouvernement est composé de chrétiens et se conforme aux préceptes du christianisme, qui dans l’hémisphère catholique s’identifient à la doctrine de l’Église. Mais un point est clair : la dimension politique qui appartient à la sphère mondaine est subordonnée à la dimension religieuse qui appartient à la sphère du sacré. En tant que subordonnée, la politique doit se conformer aux préceptes de la religion et ne peut revendiquer son autonomie de principes et d’action. Tout au long du Moyen Âge, le différend entre la papauté et l’empire portera sur la question de la primauté entre la sphère spirituelle personnifiée par l’Église et son plus grand représentant, le Pape, et la sphère politique représentée par l’empire et l’empereur. L’arme extrême utilisée par le Pape fut l’excommunication de l’empereur, qui consistait à le priver de la communion avec l’Église et avec les chrétiens, mesure qui eut des implications sur l’échec du christianisme à obéir à un souverain qui n’était plus au sens plein du terme un souverain chrétien.

La position critique et condamnatrice du catholicisme romain contre toutes les idéologies nées avec les révolutions modernes est bien connue : les doctrines politiques telles que le libéralisme, la démocratie, le socialisme, l’anarchisme et le communisme. Il faudra attendre le message de Radio Vatican du 24 décembre 1944, « Message radio de Sa Sainteté Pie XII aux peuples du monde entier » pour que la démocratie soit définie comme un régime politique compatible, sous certaines conditions, avec le christianisme.

Pie XII dans le message de Noël de 1944 dit, entre autres : « Il n’est guère nécessaire de rappeler que, selon l’enseignement de l’Église, il n’est pas interdit de préférer des gouvernements modérés de forme populaire, à l’exception toutefois de la doctrine catholique sur l’origine et l’utilisation de la puissance publique », ajoutant que « l’Église ne réprimande aucune des diverses formes de gouvernement tant qu’elles lui conviennent pour procurer le bien des citoyens », faisant écho aux paroles de Léon XIII dans l’Encyclique Libertas, du 20 juin 1888.

Pio XII, successeur du Pape Ratti qui avait appelé Mussolini “l’homme que la Providence nous a fait rencontrer”, au vu de la nouvelle situation qui se profilait dans le monde, avec le leadership des Etats-Unis qui étaient également la première démocratie au monde, ouvre à la possibilité de “gouvernements modérés de forme populaire”. Cependant, il a immédiatement précisé que cet Etat, comme tout Etat, doit respecter « l’ordre absolu des êtres et des fins » qui trouve son origine « en un Dieu personnel notre créateur ». En même temps, il espère que le pouvoir soit confié à « un [groupe] élu d’hommes de solide conviction chrétienne ».

Pour cette raison, l’Église catholique qui élit son chef, le Pape, avec le critère majoritaire, rejette ce critère si avec lui on veut légitimer des choix en contradiction avec « l’ordre absolu des êtres et des fins », c’est-à-dire avec la doctrine de l’Eglise.

À ce stade, nous pourrions nous poser une question qui pourrait même sembler naïve. Comment doit se comporter le citoyen catholique d’un État démocratique qui promeut des règles et des règlements contraires à la doctrine de l’Église, une réalité qui représenterait « l’ordre absolu des êtres et des fins » ?

L’histoire et l’actualité des 75 dernières années ont amplement répondu à cette question. Pour nous limiter à l’Europe occidentale, qui est en même temps la région qui s’identifie historiquement à la fois au catholicisme et à ce qu’on appelle l’Occident, la chronique des événements ayant suivi la Seconde Guerre mondiale montre que l’Église catholique apostolique directement, à travers ses principaux représentants et les mouvements culturels et religieux de l’espace catholique, à travers ces mêmes partis qui se référaient au christianisme, comme en Italie les démocrates-chrétiens (1943-1994), a tenté de s’opposer par tous les moyens à sa disposition aux initiatives juridiques considérées comme non conformes à la doctrine chrétienne, c’est-à-dire au catéchisme de l’Église catholique.

L’Église catholique a essayé et essaie de s’opposer aux lois et comportements qui promeuvent ou favorisent le divorce, l’interruption volontaire de grossesse, le libre choix de mettre fin à ses jours par l’euthanasie, les unions civiles et le mariage entre personnes du même sexe. En Italie, par exemple, la Démocratie chrétienne, parti d’origine chrétienne déclarée, a promu à la fois le référendum contre le divorce, introduit en Italie avec la loi du 1er décembre 1970, n. 898, « Discipline des cas de dissolution du mariage », et celui contre la loi du 22 mai 1978, n. 194, sur l’interruption volontaire de grossesse. Les deux référendums, comme on le sait, ont eu des résultats négatifs pour leurs promoteurs et les deux lois contestées sont restées en vigueur.

Dans un État démocratique, il est tout à fait légitime que ceux qui ne partagent pas les règles puissent, si le système juridique le permet, essayer de les modifier. L’outil référendaire est l’un des moyens les plus répandus dans les régimes démocratiques pour vérifier l’opinion des citoyens sur de nombreuses questions.

Le refus d’un individu de se prévaloir de certaines opportunités que la loi lui offre, par exemple de divorcer ou d’avorter, si ces pratiques sont contraires à sa sensibilité religieuse ou morale, est tout autant admissible. La prétention d’une partie de la citoyenneté, d’ailleurs minoritaire, à conditionner la législation de l’Etat dans des matières telles que le droit de la famille, les droits civiques, les choix en termes de fin de vie, est en revanche moins compréhensible.

Dans un État laïc et non confessionnel fondé sur le pluralisme et la liberté dans le domaine religieux, tel que l’État libéral-démocrate, l’Église ne peut pas avancer des réclamations et des revendications au nom de Dieu ou des écritures sacrées, c’est-à-dire d’un droit divin qui découlerait directement de Dieu. Le problème est en quelque sorte éludé en reproposant les caractéristiques d’un droit d’origine religieuse sous d’autres formes, qui, bien que n’ayant jamais été formalisé dans un texte normatif est considéré comme étant en fait exprimé par la doctrine de l’Église catholique.

Pour s’opposer à des lois telles que celles évoquées ci-dessus, en matière de divorce, mais aussi d’unions civiles entre personnes de même sexe, d’avortement et d’euthanasie, l’Église catholique, les juristes, les hommes politiques et plus généralement les intellectuels de l’espace catholique renvoient à des principes tels que le droit naturel, le droit à la vie, la loi morale, la valeur de la personne, la conscience de la personne.

Une analyse des critères individuels de légitimation que nous venons d’évoquer ne serait pas possible ici, car elle est trop extensive et complexe. Il convient de souligner, cependant, que toutes ces raisons remontent aux postulats du christianisme, tels qu’ils sont interprétés par la doctrine de l’Église catholique. Par exemple, la loi de la nature est considérée comme telle avant tout dans la version de Saint Thomas, qui la définit comme « la participation de la créature rationnelle à la loi éternelle », pour laquelle une loi humaine est juste si elle découle d’un la loi naturelle, qui à son tour se réfère à un ordre divin supérieur. Thomas reprend explicitement les thèses d’Augustin d’Hippone, qui soutient qu' »une norme injuste ne doit pas être considérée comme une loi ».

De la même manière, par « droit à la vie » on voudrait définir le droit-devoir de l’individu et de la société de préserver toutes les formes de vie humaine, en considérant comme vie tout type d’existence humaine, même celle privée de sensibilité et conscience : d’un embryon de quelques semaines à un individu dans un coma irréversible. Ce droit présumé ferait référence à la présence de Dieu dans toute forme de vie embryonnaire ou même purement mécanique, comme celle d’une personne se trouvant dans un état de coma irréversible.

Par conséquent, même le citoyen athée, qui se trouverait dans un état de maladie et de souffrance irréversible, n’aurait pas le droit d’arrêter de souffrir, par le recours à l’euthanasie.

La théorie sur la présence de Dieu dans toute forme de vie humaine n’est pas considérée comme une théorie d’un groupe culturel et religieux, une vision partisane, relative à un contexte culturel, mais une vérité absolue qui devrait s’imposer à chacun : sa vérité incontestable la rendrait universellement valide et obligatoire.

D’ailleurs cette revendication moderne du « droit à la vie » contraste nettement avec l’histoire de l’Église elle-même, quand face à la demande du pouvoir impérial de sacrifier aux dieux et de reconnaître la divinité de l’empereur, abjurant leur propre foi monothéiste, le chrétien croyait avoir le droit et le devoir de « confesser » sa foi et de choisir le martyre, c’est-à-dire de témoigner de sa foi dans le Christ. Le martyr a toujours été considéré comme l’exemple du parfait chrétien.

Sans considérer que dans l’Église catholique il y a des saints et des martyrs, comme Maria Goretti, considérés comme tels parce qu’ils ont préféré mourir plutôt que de sacrifier leur virginité en cédant à l’agresseur.

Mais la question de fond à laquelle se réfèrent celles qui viennent d’être citées est clairement exprimée dans l’encyclique Pacem in Terris du Pape Jean XXIII, qui rappelle la position traditionnelle de l’Église : « L’autorité vient de Dieu et doit se conformer à son auteur ». On lit au paragraphe 27 de Pacem in terris : « L’autorité n’est pas une force incontrôlée : c’est plutôt la faculté de commander selon la raison. Il tire donc la vertu d’obliger de l’ordre moral, lequel est fondé sur Dieu qui en est le principe premier et la fin ultime”. Tout de suite après, un passage du message radiophonique de Pie XII de décembre 1944, évoqué plus haut, est cité pour souligner que « l’ordre absolu des êtres et des fins », essentiellement réalité dans la vision chrétienne, « ne peut avoir d’autre origine que dans un Dieu personnel, notre créateur ». « Il s’ensuit que la dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu”. En d’autres termes, selon le critère de conformité maintes fois évoqué, il est avancé que l’autorité politique mondaine est d’autant plus digne d’être reconnue et soutenue qu’elle se conforme à la volonté divine. L’implication de cette théorie est le rejet de toute doctrine et de tout système politique, principalement de la démocratie, qui ne reconnaît pas la primauté divine : ses principes, ses valeurs et sa moralité.

Un document contemporain, qui est en même temps l’une des lettres encycliques les plus longues et les plus systématiques jamais produites par un pontife, l’Evangelium Vitae de Jean-Paul II (25 mars 1995), est très significatif en référence à la position de l’Église sur la question de la démocratie et, plus généralement, sur le rapport entre la loi civile et la loi de Dieu, mais aussi le comportement que le chrétien, et pas seulement, doit avoir envers une loi de l’État considérée en contraste avec la loi morale, qui est issue de Dieu.

Evangelium Vitae en tant qu’encyclique s’adresse à tous les catholiques et établit des lignes directrices contraignantes sur la valeur et la défense de la vie. On aurait pu s’attendre à ce qu’une encyclique sur la vie humaine, diffusée à la fin d’un siècle qui a vu deux guerres mondiales et au moins quatre tentatives de génocide, le thème central ait été la défense de la vie de ces millions de victimes de guerre, de persécutions diverses, d’injustices sociales et d’exploitation économique, qui font chaque jour des milliers de victimes, notamment en Afrique, en Asie et en Amérique latine.

Les deux thèmes qui monopolisent la plupart des près d’une centaine de pages d’Evangelium Vitae sont l’avortement et l’euthanasie. Déjà au début de l’encyclique est soulignée « la relativité de la vie terrestre de l’homme et de la femme », car elle n’est pas la « dernière » mais « l’avant-dernière » réalité. La réalité ultime serait évidemment la vie après la mort, la « vie éternelle » et dans cette hypothèse on évalue « l’avant-dernière réalité », la vie qui va de la naissance à la mort. L’avortement est souvent défini comme un « crime abominable », sujet à latae sententiae, c’est-à-dire à l’excommunication automatique. L’euthanasie est considérée comme une forme de suicide, une expression de la « culture de la mort », qui prétend « prendre possession de la mort », « afin d’éliminer toute douleur ».

Parmi les différents arguments soulevés en défense des thèses d’Evangelium Vitae sur l’avortement et l’euthanasie, on s’intéresse particulièrement à celui qui renvoie à la question de la souveraineté, autrement dit : qui est chargé de décider et de définir les normes concernant la vie de l’embryon et le choix de mettre fin à l’existence individuelle, quand par exemple persistent des conditions de souffrance extrême et de dégénérescence progressive de l’état psycho-physique de l’individu ? Conditions qui conduiraient à un état purement végétatif et à une perte de conscience.

Dans un contexte démocratique, la réponse semble évidente : la démocratie est une forme de gouvernement qui signifie littéralement pouvoir (kratos) du peuple (demos), ou si vous préférez des citoyens.

Le peuple détient le pouvoir, fixe les règles du gouvernement de l’État, définit ses limites, par exemple la durée du mandat, et les mêmes principes constitutionnels. Ces derniers en démocratie reposent sur la liberté des citoyens, tant dans la sphère publique que privée, et sur l’égalité des citoyens avant tout devant la loi. La personne qui détient le pouvoir, le peuple, la communauté des citoyens, dispose d’une large autonomie de décision dont les limites sont fixées par le peuple lui-même, dans le respect des règles de la démocratie, du système étatique et des accords internationaux. Les règles qui régissent et ordonnent la vie des citoyens sont sélectionnées au travers de propositions alternatives, de comparaison, de discussion et de choix sur la base du critère majoritaire. La décision est basée sur la comparaison entre les différentes options, à tel point que la démocratie antique a été définie comme une « civilisation de la parole ».

Le choix est considéré comme « juste » non parce qu’il est conforme à une prétendue vérité, mais parce qu’il est fonctionnel aux intérêts de la communauté, à son bien-être et à son développement. Le choix est « juste » car il est utile à l’intérêt collectif et parce qu’il est considéré comme le plus efficace et le plus approprié dans un contexte donné. Si les priorités qu’une communauté se fixe changent, si de nouveaux éléments d’évaluation apparaissent et si certaines circonstances varient, alors les choix et les règles peuvent aussi changer radicalement. Dans une démocratie le bon dirigeant est un sujet collectif qui, directement ou par délégation, est capable d’identifier – dans des moments et des circonstances différentes et selon les objectifs choisis – les solutions les plus utiles pour l’intérêt général.

De manière tout à fait différente, la question de la souveraineté se pose dans une perspective théocentrique ou théocratique. Nous avons vu au cours de cette étude que dans le monothéisme de type abrahamique, d’abord juif, puis chrétien et islamique, le Dieu unique en tant que créateur de toute forme de vie est aussi celui qui en dispose de manière totalement inconditionnelle.

D’un point de vue théocratique, le pouvoir appartient à Dieu et quiconque exerce un gouvernement ne peut le faire qu’en tant qu’expression de la volonté de Dieu et d’une manière compatible avec elle. Pour cette raison, dans diverses lettres encycliques ou prises de position, les Papes ont réaffirmé que toute forme de gouvernement est acceptable si elle est conforme à la morale, c’est-à-dire à la doctrine chrétienne, exprimée par la doctrine et le Magistère de l’Église. Cela équivaut à attribuer à l’Église un droit incontestable de légitimation ou de censure du pouvoir politique, comme cela s’est produit jusqu’au seuil de la modernité.

Je ne veux pas insister sur ce point, mais considérer en quoi cette vision théocentrique se traduit, par exemple dans des questions « vitales » comme celles de l’avortement et de l’euthanasie, particulièrement importantes car c’est sur elles que de nombreux pays libéraux-démocrates de l’ancien ainsi que du nouvel Occident ont pris des positions substantiellement contraires à la doctrine de l’Église

Dans Evangelium Vitae, le « principe fondamental de l’indisponibilité de la vie » de la part de l’homme est réitéré à plusieurs reprises. Ce principe selon lequel je ne suis pas propriétaire de ma propre vie découle de ce qui, dans la perspective chrétienne, est une sorte de norme fondamentale, rapportée à plusieurs reprises dans Evangelium Vitae: « C’est moi [Dieu] qui donne la mort et fais vivre”. La principale raison pour laquelle l’avortement et l’euthanasie ne sont pas autorisés est qu’ils sont considérés comme contraires à la « Loi de Dieu ». A ce type d’évaluation, on pourrait objecter qu’il n’est pas clair pourquoi quiconque ne croit pas en Dieu ou appartient à une autre croyance religieuse devrait se conformer aux préceptes de l’Église catholique romaine, de l’une des centaines de confessions chrétiennes qui, durant les deux derniers millénaires ont revendiqué la possession exclusive de la vérité et se sont souvent combattues entre elles.

Mais laissons de côté cette objection qu’un laïc pourrait faire dans des contextes multi-religieux et multiculturels, tels que ceux des sociétés libérales-démocratiques contemporaines de l’Euro-Amérique. La question qui nous intéresse est une autre : comment le chrétien ou simplement un « homme de bonne volonté » doit-il se comporter vis-à-vis d’une loi étatique qui rend légales des pratiques telles que l’avortement et l’euthanasie, le cas échéant, choisies par référendum populaire et avec une écrasante majorité ?

Dans Evangelium Vitae, à propos de l’avortement, il est dit : « Aucune circonstance, aucun but, aucune loi au monde ne peut rendre licite un acte intrinsèquement illicite, car contraire à la Loi de Dieu écrite dans le cœur de chaque homme, reconnaissable par la raison elle-même, et proclamée par l’Église ». L’encyclique réaffirme que le « droit à la vie » ne peut être « remis en cause sur la base d’un vote parlementaire ou de la volonté d’une partie – même majoritaire – de la population ».

En ce qui concerne la doctrine qui condamne l’euthanasie comme « contraire à la loi de Dieu » il est dit : « Cette doctrine est fondée sur la loi naturelle et sur la parole écrite de Dieu, est transmise par la Tradition de l’Église et enseignée par la loi ordinaire et universelle Magistère ». La seule loi acceptable est la « Loi de Dieu » interprétée, transmise et enseignée par le Magistère de l’Église.

La loi des hommes n’a aucune valeur et n’est pas valable si elle s’oppose à la « Loi de Dieu », elle ne doit donc pas être respectée car « nous devons obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». Il s’ensuit qu’ « il n’est jamais licite de se conformer » à une loi intrinsèquement injuste comme l’avortement et l’euthanasie !

Compte tenu de ces prémisses, le jugement sur la démocratie semble acquis : elle n’est acceptable que dans la mesure où elle est conforme à la « Loi de Dieu », puisqu’une série de sujets, comme ceux qui viennent d’être mentionnés, ne peuvent pas non plus être considérés comme disponibles ni à l’homme ni par des majorités parlementaires.

Il y a dans Evangelium Vitae un jugement très peu conciliant sur la démocratie : « En réalité, la démocratie ne peut pas être mythifiée au point d’en faire un substitut de la morale ou une panacée à l’immoralité. Au fond, c’est un ‘ordre’ et, en tant que tel, un instrument et non une fin. Son caractère ‘moral’ n’est pas automatique, mais dépend du respect de la loi morale à laquelle, comme tout autre comportement humain, il doit se soumettre : c’est-à-dire qu’il dépend de la moralité des fins qu’il poursuit et des moyens qu’il utilise ». Puisqu’il ne serait pas politiquement correct dans un contexte libéral-démocratique d’affirmer que la démocratie doit se conformer à la « loi de Dieu, nous parlons de « compatibilité avec la loi morale », une expression utilisée – conjointement avec « loi de la nature » ​​- comme synonyme de « Loi de Dieu ». Il est également soutenu que la démocratie « est un ‘ordre’ et en tant que tel, un instrument et non une fin ». Il semble que l’on veuille signifier qu’à travers « l’instrument » de l’ordre juridique en démocratie, différents contenus peuvent être véhiculés qui ne sont pas  » moraux » en eux-mêmes, mais peuvent avoir un degré de moralité plus ou moins élevé selon leur critère de conformité à la loi morale, c’est-à-dire à la « Loi de Dieu ».

Décrire la démocratie comme un ordre semble réducteur et à d’autres égards apparait comme une considération évidente. Chaque système politique se traduit par un ensemble de règles  » ordonnées » sur la base de principes communs, de connexions et de fonctionnalités réciproques qui en font, en fait, un système capable d’atteindre les objectifs de ce type de gouvernement : à partir de la coexistence pacifique et ordonnée, plus petit dénominateur commun de toute forme de gouvernement.

La démocratie n’est pas un ordre qui peut être rempli de n’importe quel contenu, mais c’est une forme de gouvernement dans la mesure où « la souveraineté appartient au peuple », comme l’énonce l’article 1 de la Charte constitutionnelle de la République italienne.

Les démocraties modernes comme les démocraties anglaise, américaine et française ont emprunté cette forme de gouvernement à la Grèce, parce qu’elles se sont reconnues dans ses présupposés (souveraineté populaire), ses principes (liberté, égalité et solidarité entre les citoyens) et dans ses procédures (division du pouvoir et son exercice par la communauté dans son ensemble). A la base de la démocratie ancienne comme de celle moderne, il y a le pluralisme religieux. Il est donc inconcevable qu’une des religions de la communauté s’impose à toutes les autres et que ceux qui se définissent comme ses représentants, comme dans le cas de l’Église catholique, s’arrogent le droit de délivrer des licences de légitimité aux lois et des exemptions à leur respect.

Extrait de « The Myth of western civilization. The west as an ideological category and political myth », NYC Nova publishers science, 2021.